J’ai dix ans.
Mon frère est parti de la
maison, faire son service militaire, très loin de chez nous.
Je suis redevenue la petite
fille, unique, gâtée, choyée de mes parents.
Pourtant je sens comme un
malaise, les attitudes ont changées, les conversations s’arrêtent quand j’entre
dans une pièce, des conciliabules où je ne comprends rien s’intensifient de
jours en jours.
Ce matin, là, mes parents
après m’avoir redit que j’étais maintenant une grande fille, me demandent de
rester à la maison, de surveiller que le feu de la cuisinière ne s’éteigne pas,
me confient la maison car ils doivent aller faire une course imprévue à
quelques kilomètres de notre cité de mineurs.
Mes yeux se remplissent de
larmes lorsque la voiture démarre, me laissant désemparée, abandonnée.
Je dois savoir, je ne peux
accepter de les voir s’éloigner sans aucune explication.
Je décide, sur un coup de
tête de les suivre en vélo. La chance me sourit, le passage à niveau est fermé.
Un gros arbre me servira d’abri, et dès la barrière levée, je pourrais les
suivre pour savoir enfin où ils vont. La route nationale me fait un peu peur,
mais à cette époque, la circulation est relativement fluide. Quelques véhicules
à moteur ou à cheval me permettent de les suivre à distance sans être vue. Ils
s’arrêtent enfin. Devant le plus gros magasin de quincaillerie du village, où
ils rentrent bras dessus, bras dessous. J’appuie mon vélo contre le trottoir et
j’attends patiemment. Ils ressortent avec chacun tenant par une anse une sorte
de cuvier ovale en plastique vert douteux. Ils ouvrent le coffre de la voiture,
et là surprise, incrédulité, ils me voient. Je comprends qu’ils sont très en
colère, leur démarche vers moi est assurée, saccadée, menaçante. Je craque, je
pleure, j’implore, je crie à l’abandon. Ma mère s’avance alors vers moi, me
prend dans ses bras, m’avoue que ces achats sont pour le futur bébé, me demande
de lui pardonner de ne pas avoir su trouver les mots pour me confier ce secret,
pour me parler.
Ce bébé, je l’aime déjà, même
si une ombre de jalousie traverse mon esprit.
Le vélo sera coincé dans le
coffre de la voiture, et c’est à trois que nous retrouverons le chemin de notre
maison, le feu est éteint, les ampoules sont restées allumées, n’importe qui
aurait pu rentrer. Qu’importe….
Daniel, sera le prénom que mes parents m’ont
demandé de choisir.